La campagne de vaccination est à la fois une immense source d’espoir et une tâche titanesque à mettre en œuvre, tant l’offre et la demande de vaccins seront difficiles à ajuster. Face aux multiples incertitudes de cette crise, la prudence dispense de l’indulgence selon le proverbe.
Cependant, dans un contexte de défiance record des vaccins et de pénurie de doses à venir en France, le choix de prioriser les résidents et le personnel des Ehpad est très contestable et risque de fragiliser le succès de la campagne de vaccination. De plus, la vaccination est une opportunité pour l’Etat français de sortir de son déni de l’échec de gestion par le centralisme technocratique pour gérer la santé en général et la crise Covid en particulier.
Pénurie et défiance des vaccins
La France va disposer d’une quantité réduite – 2 millions de doses selon le gouvernement début 2021- des vaccins à ARN messager, jamais utilisés jusqu’à la Covid19 chez l’homme. La première cible doit être la cible prioritaire à immuniser pour nous renforcer dans une lutte qui va encore durer de longs mois et pour vaincre la défiance aux vaccins de près de la moitié de la population française.
La réflexion n’est pas binaire, se résumant à un arbitrage entre l’économie et le sanitaire. Elle est stratégique. Le choix des Ehpad est guidé par un objectif de réduction de la mortalité à très court terme (quelques semaines). Cet objectif n’intègre pas l’objectif de moyen terme (quelques mois) de protéger le reste de la population fragile sans confiner toute la population, tout en optimisant la le délai de sortie durable de la crise. Ce choix de sauver des vies à très court terme est même biaisé par l’absence de considération du critère du nombre d’années de vie gagnées grâce au vaccin.
Même si le rapport bénéfice/risque des vaccins à ARN messager est excellent dans les études, il ne peut que se dégrader chez les personnes de plus de 80 ans. Les effets secondaires risquent d’être plus élevés et l’efficacité plus faible. L’espérance de vie en Ehpad étant de 3,3 ans, de multiples décès (qui seraient survenus sans la Covid) surviendront suite à la vaccination, sans aucune causalité certes mais dont la corrélation ne manquera d’être établie par les anti-vax.
C’est donc bien l’image du vaccin anti-Covid vis-à-vis de l’ensemble de la population qu’on met à risque avec une telle approche. Enfin, très peu de résidents d’Ehpad vont en réanimation avec la Covid. Ce choix ne diminue donc pas le risque de saturation de ces services, cause principale de tout confinement collectif.
Avec un planning de livraison des vaccins très (trop ?) optimistes, le gouvernement espère probablement passer rapidement de la première phase de vaccination à la seconde, plus vaste. Or, l’hypothèse centrale est que seuls les vaccins à ARNm seront disponibles le premier trimestre voire semestre) 2021 et que les quantités disponibles à l’échelle mondiale seront bien plus faibles que celles annoncées. Pfizer a déjà divisé par deux les quantités prévues pour 2020.
L’exploit scientifique du développement en 10 mois d’un vaccin contre la Covid19 est une première mondiale qui doit être saluer à sa juste valeur. C’est le résultat de la recherche scientifique publique et privée, et de la prise de risque entrepreneuriale de jeunes sociétés de biotechnologies. En revanche, la course commerciale basée sur des communiqués de presse pour prendre un maximum de parts de marché va largement déconnecter le volume total des commandes signées et la capacité de produire en 2021.
En effet, les commandes passées en 2020 avec les deux laboratoires du vaccin ARNm ne préjugent pas de leur capacité à produire les doses en 2021. Les trois enzymes nécessaires à la production de l’ARN messager sont disponibles actuellement en grammes, Il en faudra des dizaines de kg pour produire en quantité industrielle. C’est un goulot d’étranglement majeur. L’arrivée du vaccin à adénovirus d’Astra Zeneca, que l’on sait déjà produire en grande quantité, est freinée par l’étonnante erreur de dosage en phase 3. Les autres candidats vaccins ne sont que pure spéculation à ce stade pour 2021.
Un plan de vaccination sans stratégie globale
Face à cette situation, ce n’est pas la politique des bons sentiments qui fonctionnera mais une vision stratégique réaliste et globale vis-à-vis de la crise sanitaire. La France ne dispose pas de stratégie sanitaire anti-covid global, ni en 2020 ni pour 2021 (chacun peut le vérifier sur internet). Or en 2021, nous aurons encore besoin de toutes les autres actions et gestes barrière probablement pour une large partie de l’année. La vaccination s’inscrit dans un plan sanitaire anti-covid global. Seule la planification stratégique (empruntant entre autres la théorie des jeux) permet de réussir dans l’imprévu. Selon Eisenhower « la planification, c’est l’essentiel, les plans c’est l’inutile ».
Le plan de vaccination français est contestable dans le choix de la première cible et ne s’inscrit pas dans une stratégie globale. Dans le contexte de pénurie et de défiance français, les professionnels de santé devraient être la première cible à vacciner. Avec 1,4 million de personnes, ils sont les piliers de la fameuse première ligne. Ils disposent du capital confiance le plus fort dans la population, les vacciner aura valeur d’exemple et en feront les meilleurs ambassadeurs. La logistique d’administration du vaccin et du suivi de la pharmacovigilance est facilitée avec cette cible, ce qui n’est pas négligeable en début de campagne.
Institutions démocratiques dans les territoires
Le centralisme étatique, même déconcentré en région (ARS), a échoué en 2020 et échouera en 2021 si on ne sort pas du déni actuel de son échec. Il est impuissant pour gérer la santé, en situation de crise ou en temps normal. L’exercice du pouvoir au XXIème siècle, en santé comme ailleurs, n’est plus vertical mais horizontal. Il n’est plus hiérarchique mais en réseau.
La gouvernance technocratique centralisé d’un Etat sanitaire non stratège doit laisser la place à celle d’un Etat stratège qui confie, par une délégation de service public à des institutions démocratiques décentralisées pleinement responsabilisées, la gestion des besoins de santé dans les territoires.
Pour la vaccination anti-covid, l’Etat définit la stratégie (la bonne), gère les commandes et confie la responsabilité opérationnelle aux collectivités territoriales (pour la logistique) et aux organisations professionnelles régionales (CRSA, URPS…). Ni la responsabilité individuelle ni la démocratie sanitaire ne se mobilisent pas décret mais par du pouvoir réel et de la confiance.
Si la vaccination de la population contre la Covid-19 est si titanesque que l’Etat l’annonce, faisons confiance à l’intelligence humaine, individuelle et collective, c’est le moment !
Article paru le 11 décembre 2020 dans Les Echos