Publié dans Les Échos le 17 mai 2024
Début mai 2024, la préparation d’un décret par le gouvernement, incitant à développer le covoiturage (dit transport partagé) dans le transport sanitaire, a ému tout le microcosme du secteur.
Dénoncé par les associations de patients comme allant excessivement allonger le transport des patients fragiles, rejeté par les taxis qui font du transport sanitaire, difficilement contrôlable par les Pouvoirs Publics, ce dispositif a peu d’avenir devant lui en l’état actuel des choses.
La dérive des dépenses publiques des dépenses sanitaires est le reflet de la défaillance de l’État à concevoir une politique de santé globale, d’une part, et de l’absence d’une gouvernance efficace pour décider ce que doit rembourser la sécurité sociale, d’autre part.
Les déterminants ignorés du dérapage financier
Les dépenses de transport sanitaire sont la cible de Bercy. Avec une hausse de presque 5% par an depuis 10 ans, elles sont de l’ordre de 6 milliards d’euros en 2022, dont 94% sont remboursées par la sécurité sociale.
Le secteur comprend deux branches : le transport couché urgent et non urgent (ambulances, pompiers, Samu), et le transport assis professionnalisé (véhicules sanitaires légers (VSL), taxis, autres). C’est cette deuxième branche qui est le plus fort levier à la hausse des dépenses.
L’État a décidé dans les années 2000 d’ouvrir aux taxis l’offre du transport assis professionnalisé, pour répondre à une demande croissante et probablement dans l’espoir que la concurrence réduise les coûts.
Il leur a déroulé le tapis rouge en bloquant tout agrément nouveau de VSL pour les sociétés de transport sanitaire, et en leur laissant un modèle économique avantageux, quasi identique au transport de passagers.
Le résultat a été spectaculaire. Les taxis génèrent aujourd’hui les deux-tiers des trajets (50 millions par an) et les trois-quarts des dépenses, grâce à cette tarification plus avantageuse et à des trajets plus longs que les VSL.
De nombreux taxis, en particulier en milieu rural, réalisent plus de la moitié de leur chiffre d’affaires avec la sécurité sociale. Il en sont donc très dépendants, même si rien ne dit pas qu’ils ne pourraient pas remplacer une partie de cette activité par le transport de passagers non malades.
La France est devenue cet étrange pays où les taxis jouent le rôle d’ambulancier, et sont souvent en pénurie dans le transport des passagers dans les heures de pointe.
Cet étrange pays où les ambulanciers, les transporteurs formés et équipés pour le transport sanitaire, sont smicardisés et peu reconnus.
Sans formation ni équipement médical, les taxis ont été les effecteurs de prestations remboursées par la sécu les plus prolifiques en hausse des dépenses ces dix dernières années.
Avec une hausse annuelle de 7% par an, proche de 100 millions d’euros, les dépenses sécu des taxis ont atteint 2,5 milliards d’euros en 2023.
Les taxis ont rempli leur mission en toute légalité et avec diligence. Le tout est de savoir si leur mission entre pleinement dans le champ de la sécurité sociale.
L’auberge espagnole des droits à la sécu
Malgré un maillage territorial de qualité, et un vrai potentiel de valeur ajoutée dans les services d’urgences et de maintien à domicile, le transport sanitaire privé est paupérisé et peu reconnu.
Limité au rôle de transporteur, il se retrouve en concurrence déloyale avec les taxis et probablement demain avec Uber. Cette ouverture d’un marché très socialisé à des non professionnels a fait exploser les volumes, et affaibli les professionnels du secteur.
Le levier principal de maitrise des dépenses du transport sanitaire, et ignoré à ce stade par les Pouvoirs Publics, réside dans le choix des indications éligibles au remboursement par la sécurité sociale.
Aujourd’hui, tout patient souffrant d’affections de longue durée « présentant une déficience ou incapacité physique invalidante nécessitant une aide au déplacement », et la plupart des transports en cas d’hospitalisation, sont éligibles à un remboursement à 100% par la sécurité sociale.
La combinaison des motifs de prise en charge, avec exonération du ticket modérateur et de la franchise, aboutit à pas moins de 140 situations possibles quant au niveau de prise en charge, autant dire une auberge espagnole des droits à la sécu.
Alors que le taux de remboursement de droit commun du transport sanitaire est de 55% des tarifs conventionnels, ce sont bien ces cas d’exonération totale du ticket modérateur qui représentent l’ultra majorité des transports puisque le taux de remboursement global est de 94% !
Un transport partagé peu applicable en l’état
Le transport partagé est une mesure a priori de bon sens, pour réduire les dépenses et diminuer leur impact écologique. De 15% des trajets avant le Covid, il est descendu à zéro pendant le Covid, pour être de l’ordre de 10% aujourd’hui.
Pour être applicable, plusieurs pays le développent depuis longtemps, Il eut fallu le réfléchir avant de mettre en concurrence des professionnels du transport sanitaire avec des non professionnels, dont ni le modèle économique ni leur logistique n’incitent à l’appliquer.
Le concept de taxis dans le transport sanitaire se fracasse sur le mur de l’efficience et de la professionnalisation du service.
Développer le transport partagé revient à faire ce qui se fait à l’étranger où des véhicules spéciaux de type minibus sont utilisés, pour améliorer le confort de chaque patient, tout en en transportant plusieurs en même temps. Ça n’est pas le métier d’un chauffeur de taxi.
Cette impasse de la régulation du transport sanitaire est le résultat de la difficulté de l’État à définir une vision de long terme en santé, et à dissocier ce qui relève du financement collectif et individuel.
Réarmer le système de deux compétences indispensables
Le cas du transport sanitaire reflète la nécessité d’« armer » notre système de santé de deux compétences indispensables pour le rendre efficient, entre autres.
La première compétence concerne la constitution d’un État stratège en santé.
L’objectif est de donner à l’État la capacité de définir une stratégie nationale de santé à moyen terme, avec des objectifs prioritaires de santé publique, un plan d’actions et un budget adapté.
C’est la fonction régalienne que seul l’État peut assumer, non remplie à ce jour.
Pour cela, une solution est de piloter la santé à partir d’une loi d’orientation et de programmation sanitaire à 5 ans votée en début de quinquennat, comme c’est le cas pour la plupart des grandes fonctions de l’État.
Une rationalisation de l’organisation administrative de l’État sanitaire sera incontournable, pour le rendre stratège et efficace.
La seconde compétence concerne la sélection des produits et services de santé à la charge de la collectivité, avec une actualisation régulière de ce panier remboursable.
Si le Parlement décide chaque année du montant du budget de la santé (le fameux objectif national de dépenses d’assurance maladie), aucune institution n’est prévue pour remettre à jour la bonne allocation de la dépense publique.
Dans une période de révolution technologique inédite en santé, la gestion dynamique du panier remboursable est un enjeu majeur d’optimisation de cette dépense publique.
La technostructure de l’État et de l’assurance maladie se montre inefficace pour gérer cette mission, notamment parce qu’elle est sujette à de multiples lobbies privés et publics qui bloquent tout arbitrage (remboursement/déremboursement) défavorable.
Une solution serait de confier cette mission à une structure ad hoc de la démocratie sanitaire et sociale, comme en Allemagne, sur la base d’objectifs et d’un cahier des charges précis fixés par l’État.
Constitué de représentants de la sécurité sociale (des syndicats et de la direction), des professionnels de santé du public et du privé, des patients, ce comité paritaire aurait la charge de décider, sur des bases scientifiques et selon un processus démocratique, du contenu des biens et services à rembourser.
Dans le cas des transports sanitaires, cela se traduirait par une restriction des indications éligibles à la sécu, pour les restreindre aux besoins justifiés médicalement.
Rien ne devrait empêcher les mutuelles, dont la très faible part de remboursement de 3% des dépenses de transport sanitaire est injustifiée, de prendre en charge au premier euro des prestations non remboursées par la sécu.
Rien ne devrait empêcher les patients de préférer payer un taxi ou un transport sanitaire, que de financer une voiture personnelle, pour se rendre à un rendez-vous médical.
Pour cela, les professionnels du secteur devraient élargir leur gamme de services et se différencier en qualité, sous peine de laisser la voie libre à Uber.
Comme pour les autres secteurs de la santé, les sources profondes des dérives des dépenses proviennent de la défaillance de l’État sanitaire à remplir son rôle régalien et à déléguer des fonctions clés aux acteurs selon une gouvernance efficace.
Tant que cette réforme de la gouvernance ne sera pas faite, le seul moyen de maitriser les dépenses sera de ne pas revaloriser les professionnels de santé et de retarder la diffusion des innovations.
Cette réforme de nature très politique, réalisable à court terme, source de gains d’efficience immédiats, aurait en plus un large soutien des acteurs de la santé.
Alors que État et CNAM se complaisent à demander plus de pertinence dans les actes réalisés par les professionnels, ils font preuve d’un certain laxisme dans la sélection des biens et services à rembourser par la sécu.
Cette gestion dynamique et juste du panier remboursable est pourtant une condition sine qua non pour mieux rémunérer les soignants et l’innovation tout en maitrisant les dépenses.
A ce jour, la technostructure réussit encore à convaincre le personnel politique de regarder ailleurs, en faisant des soignants et des soignés les seuls bouc-émissaires d’une crise dont elle est largement co-responsable.
Tant que cette situation durera, tant que le Politique (et donc la démocratie) ne reprendra pas la main, le déclin du système persistera, quel que soit le gouvernement en place puisqu’il n’est pas celui qui pilote réellement notre système de santé.