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Santé: le poison de la financiarisation

Publiée dans Les Échos du 24 janvier 2023

« Il n’y a pas de hasard mais seulement des causes cachées qui produisent des effets connus » disait Voltaire. Après le scandale Orpea, c’est au tour des centres dentaires associatifs de démontrer comment ce processus de financiarisation conduit progressivement toujours à une logique exclusivement financière au détriment de la santé publique, et souvent à des escroqueries financières.

Face à l’effondrement de notre offre de soins dans tous les secteurs et à l’impuissance politique qui l’accompagne à ce jour, le risque de voir se généraliser une offre issue de cette financiarisation n’a jamais été aussi grand en France. Sous l’habit du chevalier blanc de la lutte contre la pénurie, les groupes financiers finiront par condamner toute reconstruction d’un modèle universel solidaire comme nous l’enseigne les sciences sociales.

 Un processus à vitesse variable mais irréversible

La financiarisation de la santé consiste en la constitution d’acteurs économiques privés importants à partir de mécanismes de fusions-acquisitions qui visent à maximiser les profits en accroissant son pouvoir de marché. Cette stratégie financière est d’autant plus efficace que le secteur est atomisé, la demande croissante et solvable et la pression tarifaire constante.

Pour les services de santé, cette financiarisation a été initiée dans le secteur des Ehpads dans les années 2000, puis dans l’hospitalisation privée, le dentaire et la biologie médicale dans les années 2010 et s’étend maintenant à l’ophtalmologie et la radiologie, entre autres. Les pouvoirs publics ont mis en place des expérimentations en soins primaires qui préfigurent sa large extension dans un futur proche.

Le processus est toujours identique même s’il prend des formes variables. Dans les Ehpads, Orpea a investi des fonds substantiels pour répondre à la demande sanitaire et aux souhaits des Pouvoirs Publics d’accélérer le développement de l’offre des Ehpads.  Financés principalement par de la dette (effet de levier selon le principe des Hedge funds), le modèle économique impose de racheter à marche forcée un maximum d’acteurs existants (chaque nouvel entrant finançant la dette existante par ses revenus) afin de prendre un maximum de parts de marché.

Les économies d’échelle permettent de baisser sensiblement le seuil de rentabilité, avec le consentement des Pouvoirs Publics (qui allouent les autorisations) qui peuvent continuer la pression tarifaire. Cette dernière accélère la concentration du secteur, rendant les indépendants incapables de survivre économiquement. Quand le ver est dans le fruit, l’histoire est écrite. Irrémédiablement, un oligopole se forme et impose ses critères de qualité de service, de prix et de pratiques (y compris la maltraitance de résidents d’Ehpads).

Les Pouvoirs Publics creusent ainsi eux-mêmes la tombe de leur pouvoir de régulation.

 

Des « chevaliers blancs de la santé publique »

Les financiers se présentent aux Pouvoirs Publics en chevaliers blancs de leurs problèmes d’accès aux soins avec l’avantage apparent de minimiser les investissements publics. Ainsi en 2009 (loi HPST), sous l’argument d’améliorer la sécurité et la qualité des analyses médicales, l’Etat a facilité l’entrée des fonds financiers dans la biologie médicale pour réaliser les investissements nécessaires pour répondre aux nouvelles normes.

En dix ans, de quelques 4000 laboratoires indépendants, le secteur s’est concentré autour de 6 groupes qui détiennent près de 80% de parts de marché. Dans 5 à 10 ans, le secteur sera dominé par un ou deux groupes qui auront le pouvoir de marché d’imposer leurs règles. Cette concentration a permis aux biologistes propriétaires de leurs centres de valoriser beaucoup mieux leurs biens que s’ils avaient vendu à de jeunes confrères, comme c’était la règle avant l’ère de la financiarisation. En une génération, les biologistes auront cédé leur outil de travail à des fonds, qui feront des prochaines générations de biologistes des ouvriers spécialisés mal payés et sans pouvoir sur leur organisation.

Les Pouvoirs Publics se sont contentés de continuer la pression tarifaire sans une apparente baisse de la qualité du service (qui arrivera dans un deuxième temps) et tout en favorisant la prise de parts de marché par ces groupes. Le budget 2023 montre que le pouvoir de négociation est en cours d’évolution, à la faveur des groupes. Ils se sont élevés, comme simple signe d’avertissement, contre une baisse de 250M€ de leurs tarifs. Les retours sur investissement imposés par les gestionnaires d’actifs de ces fonds imposent une logique de maximisation du profit ajustée aux risques, selon la théorie des marchés financiers, ni plus ni moins.

Si le processus s’est réalisé dans la légalité en biologie médicale, le scandale Orpea a montré une autre facette de cette financiarisation, ainsi que pour les centres dentaires associatifs. Ces derniers ont prolifèré malgré le scandale Dentexia qui avait révélé la mutilation de milliers de patients et les nombreux scandales financiers. Ces affairistes de la santé ont, pour certains, prospéré par la fraude, avant de céder à des fonds qui tenteront de régulariser autant que faire se peut ce juteux business.

 

Solutions pour éviter la tragédie des biens communs

La fin de l’histoire d’une telle financiarisation a été conceptualisée par Hardin en 1968 dans son article sur la tragédie des biens communs. Cette maximisation sans limite du profit (de l’intérêt privé) dans l’exploitation d’un bien commun, conduira à la fin de la sécurité sociale au profit de l’assurance privée, i.e. à l’extension du modèle américain en France.

Notre système de santé n’aura plus rien d’universel et se segmentera en au moins trois blocs : un secteur public financé par de l’argent public pour la classe populaire, une offre privée bas de gamme financée par de l’argent privé (ou un mix public-privé) pour la classe moyenne et une offre privée premium financée par de l’argent privé pour les plus aisés.

La seule alternative à ce scénario est la reconstruction d’un modèle universel de santé à partir d’une offre publique et privée délivrant un service public territorial de santé accessible à tous. A côté d’un secteur public fort (dans lequel il faut réinvestir), l’offre privée doit être très majoritairement la propriété des professionnels de santé, à qui il faut favoriser l’accès au capital pour rester propriétaire de leur outil de travail et le moderniser.

Enfin, une répartition claire des rôles entre les acteurs de la régulation (Etat, sécurité sociale, collectivités territoriales) est aussi indispensable pour éviter les effets connus d’une cause de moins en moins cachée.

 

Frédéric Bizard

 

 

Publié dans Les Échos du 24 janvier 2023

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