Dans les années 1950, Jean-Paul Sartre, en plein compagnonnage avec le PCF, indiqua qu’il « ne fallait pas désespérer Billancourt », suggérant de ne pas dire la vérité aux ouvriers pour ne pas les démoraliser. Soixante-dix ans plus tard, les soignants (mais aussi les enseignants, les chercheurs…) ont remplacé les ouvriers dans une forme de compassion symbole d’impuissance politique.
En visite à l’hôpital de Cherbourg le 31 mai, le Président Macron a voulu rassurer le monde hospitalier en lançant une mission Flash d’un mois pour trouver les solutions qui allaient régler la crise. « Nous allons regarder hôpital par hôpital quelles sont les difficultés constatées », a-t-il déclaré aux soignants. Ce choix politicien (législatives des 12 & 19 juin) de masquer la crise structurelle de tout un système et de promettre une potion magique illusoire avant l’été est à haut risque.
Les urgences : miroir du délitement d’un système
S’il est un diagnostic largement partagé, c’est que la crise des urgences est l’illustration, avec un effet de loupe grossissant, du délitement de toutes les composantes du soin en France depuis plusieurs années. Il en résulte logiquement que toute solution centrée sur les services d’urgences est inopérante. Tenter de ne pas dire la vérité à ce stade d’une crise vécue quotidiennement comme une forme de maltraitance des soignants et des patients (voir témoignage ici) est un choix à haut risque.
Avec une dizaine de rapports cette dernière décennie (1), la crise des urgences a tout sauf besoin d’un nouveau rapport. Avec près de 25 millions de passages et 13 millions de patients par an, la hausse annuelle en volume est de 4 à 5% depuis 10 ans. Près de 40% des passages ne donnent lieu qu’à une consultation médicale et 22% à une hospitalisation.
Sachant qu’un quart des patients représentent près de deux-tiers des passages, la saturation des urgences est concentrée sur un nombre réduit de patients, qui vont en moyenne 5 fois par an aux urgences, avec un délai médian entre deux passages de 40 jours. Ces quelques 3 millions de patients réguliers sont surtout des personnes âgées polypathologiques, des usagers qui n’ont d’autres recours médicaux à proximité ainsi que des personnes exclues socialement. Le délitement généralisé de l’accès aux soins ne fait qu’augmenter ce groupe de patients réguliers aux urgences.
Malgré le principe de proportionnalité des moyens adopté pour face à la hausse des besoins, la désaffection de l’hôpital par le personnel soignant après la crise sanitaire a fait céder une corde déjà bien usée. Avant le Covid, la part de temps partiel aux urgences était déjà de plus des trois-quarts du personnel soignant, illustrant la fragilité de l’organisation sur le plan humain.
Avec les 12 milliards d’euros de revalorisation salariale du Ségur de la santé, l’exécutif pensait avoir trouver la martingale. Si le premier objectif du Ségur de faire tenir l’hôpital pendant la crise Covid a été atteint, celui de renforcer l’attractivité de l’hôpital à moyen terme est un échec complet puisque c’est exactement l’inverse qui se produit. Pourquoi ?
Outre le fait que la crise n’est pas qu’une question de rémunération, le Ségur ne revalorise ni la pénibilité, ni le personnel contractuel (30% de la masse salariale) et ni les compétences (hausse nominale identique pour tous les postes). Le Ségur a ainsi amoindri toute incitation financière a travaillé la nuit, entre autres tâches pénibles. De plus, cet afflux significatif de fonds sans aucune restructuration a accéléré la perte de sens du service public, dont une des conséquences est la tendance accrue à la mercenarisation des soignants.
Solutions structurelles et conjoncturelles
Cette réaction politique face à cette énième crise des urgences est symptomatique de la part du Politique du déni de la crise systémique, du refus d’aborder le mal à la racine et de tenter de sauver le malade en traitant les symptômes les plus graves. Pourtant, ce nouveau report de traiter les causes de la maladie aggrave une situation très critique et rendra plus compliquée la reconstruction, du fait notamment de la fuite de ressources stratégiques.
Une des racines du mal est la mauvaise gouvernance du système. Depuis 2000, le politique a octroyé tous les pouvoirs aux agences étatiques, sans aucun contre-pouvoir. Le processus décisionnel et la gestion des ressources sont exclusivement dans les mains de la haute fonction publique dont la gouvernance centralisée et bureaucratique, ainsi que la méconnaissance opérationnelle sont mortifères. Il faut tout remettre à plat dans la nature des rôles de l’Etat (stratège et régulateur), de l’assurance maladie (financement solidaire et gouvernance démocratique des acteurs), des collectivités territoriales et des acteurs de santé (voir détails ici).
Là aussi, l’hôpital est le miroir de cette gouvernance défaillante, technocratique et centralisée. Le politique est aveuglé par un discours biaisé de cette haute fonction publique qui refuse toute remise en cause et toute évolution de la gouvernance, ce qui conduit le système droit dans le mur. Cette réforme de la gouvernance est LA réforme structurelle à plus fort impact à court terme, sans coût et soutenue par une large majorité des acteurs. L’inertie en la matière a déjà désespéré le Billancourt de la santé.
Une autre mesure structurelle essentielle est de bâtir un service public territorial (et non plus seulement hospitalier) de santé, qui garantisse à chaque citoyen de chaque territoire de disposer d’un accès en continu à l’ensemble des services de santé de la prévention primaire aux soins les plus complexes. Ce service public est à structurer avec les mêmes missions de santé et règles de fonctionnement dans chaque territoire qui regrouperait environ 150 000 habitants. Il serait délivré par l’ensemble des acteurs de santé qui disposeraient d’une forte autonomie opérationnelle à l’échelle de chaque territoire. Cette décentralisation du pouvoir d’exécution, cette responsabilisation des acteurs de la santé et ce décloisonnement des secteurs et statuts de santé sont aussi des mesures à impact rapide et puissant.
Il n’en demeure pas moins que ces mesures structurelles (parmi d’autres) sont à accompagner de mesures conjoncturelles comme la revalorisation substantielle de la pénibilité, de l’investissement dans les maisons médicales de garde dans les territoires, de la régulation plus efficace en amont des urgences…Cependant, les soignants et les usagers ne croiront à une sortie de crise possible et à une réelle volonté politique de la mener uniquement si la refondation est effectivement lancée.
Sachant que la santé est un déterminant essentiel de la grandeur de la France, en tentant de « ne pas désespérer Billancourt », le pouvoir politique prend le risque de faire de la « société politique contemporaine une machine à désespérer les hommes », selon les mots de Camus !
Frédéric Bizard
(1) Liste non exhaustive des rapports récents parus sur les urgences
- « Les urgences hospitalières : des services toujours trop sollicités », Cour des comptes, Rapport public annuel 2019
- « Les urgences », Rapport d’information de la Commission des Affaires sociales du Sénat, Juillet 2016
- « Permanence des soins », Rapport Lemorton, Commission des affaires sociales, Assemblée Nationale, Juin 2015
- « Les urgences hospitalières : une fréquentation croissante, une articulation avec la médecine de ville à repenser », Cour des comptes, Sécurité sociales 2014, Juin 2014
- « Rapport sur la territorialisation des urgences », Dr Jean-Yves Grall, ARS Nord Pas de calais, Juillet 2015
- « Les urgences hospitalières, que sait-on ? » – Le panorama des établissements de santé, Drees, 2013
- « La permanence des soins » Cour des comptes, 2013
- « Propositions de recommandations de bonne pratique facilitant l’hospitalisation des patients en provenance des services d’urgences », Rapport de Pierre Carli, Septembre 2013