Plus d’un Français sur deux se déclare aujourd’hui favorable au retrait de la réforme des retraites proposée par le gouvernement. Outre les combats politiciens des opposants au gouvernement et le mauvais calibrage du système universel, une raison majeure des réticences au nouveau modèle pourrait être le risque avéré de renforcer l’étatisme de notre modèle social. Dans une société qui aspire et nécessite plus de démocratie sociale, la réduction de la participation citoyenne aux décisions économiques et sociales est en effet anachronique et contre-productive.
Une faible vision politique pour une grande réforme
Le projet présidentiel de substituer un modèle universel à un modèle corporatiste de retraites est partagée par la majorité des Français, sans opposition réelle chez les socialistes et les conservateurs. Faire reposer les droits sociaux sur les personnes et non plus sur les statuts professionnels est un progrès pour toute société évoluée.
Les droits à la protection sociale deviennent des droits de l’homme acquis pour tous et non plus des droits liés au statut de travailleur. A la citoyenneté civile et politique s’ajoute une citoyenneté sociale. Qui s’oppose à cette évolution ?
La vision politique de la réforme s’est trop réduite à des incantations sur la justice sociale plutôt qu’à la promotion d’un nouveau modèle social plus ambitieux et plus adapté aux enjeux contemporains. Surtout, la portée des bénéfices du modèle universel a été réduite par le sentiment d’une étatisation complète du système de retraites, et partant du modèle social. Le passage du modèle social de 1945 à un système universel présente inéluctablement un risque de mise sous tutelle étatique s’il n’est pas accompagné d’une démocratie sociale efficace. Force est de constater après deux ans de débat que la volonté politique de construire cette dernière est difficile à percevoir.
Rappelons que le Président de la République avait évoqué le 9 juillet 2018 à Versailles dans son discours sur le nouvel Etat Providence : « la défiance a rongé la sécurité sociale… il faut en tirer toutes les conséquences… ». A cette présupposée défiance s’ajoute la montée de la fiscalité dans le financement pour justifier la reprise en main par l’Etat de la gouvernance. Sauf que le payeur reste le citoyen qui attend plus que jamais de participer à sa protection sociale autrement que par son bulletin de vote. La tentative de quelques députés LREM, quelques jours après le discours de Versailles, de faire voter un amendement supprimant la notion de sécurité sociale dans la constitution finissait de suspecter un projet étatique.
Tout autant que le corporatisme, l’étatisme génère de la défiance
L’étatisme est une doctrine qui prône la concentration des pouvoirs économiques et sociaux entre les mains de l’Etat. Il favorise les droits de l’Etat au détriment de ceux de l’individu ou d’autres institutions. En cela, il vide le dialogue social de son sens et la démocratie sociale de son contenu. Or, l’expansion du digital dans tous les pans de la société renforce l’autonomie des individus et leur pouvoir politique. Le pouvoir ne s’organise plus verticalement par la hiérarchie mais horizontalement par le réseau. Réduire davantage le peu de délégation de pouvoir que l’Etat français accorde à la société civile dans un tel contexte est injustifiable.
Si la France est engagée depuis plusieurs décennies dans une spirale de la défiance, c’est en grande part liée à cette montée en puissance d’un étatisme jacobin centralisateur qui régente une part croissante de activités de la société civile. Le résultat est édifiant. Le taux de confiance des Français dans les politiques, les médias, les syndicats, leurs concitoyens et dans l’avenir est un des plus faibles des pays développés. Comment s’étonner que les trois quarts des Français considèrent que notre système démocratique se dégrade.
La santé exprime parfaitement tous les maux de l’étatisme. Sans stratégie, guidée uniquement par des considérations comptables, la technostructure a conquis depuis 20 ans tous les pouvoirs de décision d’un système de santé qui n’est plus dirigé mais seulement administré. La rupture avec les professionnels de santé dépossédés de tout moyen d’action est complète et le service rendu à la population est profondément dégradé.
Soit une démocratie sociale forte soit des formes erratiques d’expression populaire
Rousseau considérait que la souveraineté populaire ne pouvait être représentée mais directe. « Elle consiste essentiellement dans la volonté générale et la volonté générale ne se représente pas ». L’implication de la société civile dans la gestion de la protection sociale n’est pas une option mais une condition de succès. La solidarité nécessite une éducation et une gestion active par ceux qui y contribuent. La création de la sécurité sociale en 1945 reprenait cette approche en en faisant avant tout une institution démocratique, une institution du peuple, par le peuple, pour le peuple pour reprendre les mots d’Abraham Lincoln. La crise de la démocratie en France est en grande partie liée à la crise de notre modèle social.
La négociation en cours sur la gouvernance du système universel des retraites revient à trouver un habillage acceptable à une étatisation dominante. On peut s’étonner par exemple que l’Etat tienne à fixer dans la loi de 2020 les règles de revalorisation du point qui seront appliquées en 2045. La règle d’or de l’équilibre financier structurel du système, fixée dans le projet de loi, devrait être une garantie suffisante pour laisser le pilotage à une institution de la démocratie sociale. En réalité, l’Etat français ne fait plus confiance à la démocratie sociale.
Notre hypothèse est que la crise politique profonde qui traverse la France est consubstantielle à la crise de notre modèle social. Malgré des dépenses élevées, ce dernier n’assure plus ni cohésion sociale ni sentiment d’appartenance des individus dans un avenir commun.
Le projet politique de reconstruction d’une démocratie sociale crédible et efficace est le maillon manquant pour réussir la réforme systémique de notre protection sociale.
Frédéric Bizard
Tribune parue dans Les Echos du 21/02/2020
Emission LCI sur les retraites – Perriscope du 19/02/2020
Bravo, notre modèle social est en déliquescence totale, et la solution si « française » d’appliquer une solution administrative à tout problème qui demande le courage d’un choix politique, et donc d’une idée, rend ce problème insoluble. A l’idée si novatrice d’une nuit du 4 août dans le domaine des retraites, ou les castes et les statuts se trouvent abolis succède le marais consensuel de l’étouffement étatique.
Je vous félicite pour votre franchise et votre lucidité, qui tranche sur l’aveuglement habituel. l’État est trop partie prenante pour pouvoir arbitrer l’intérêt général, il l’a suffisamment montré dans le domaine du système de soins par exemple, et avec quel éclat dans ka gestion calamiteuse de son propre personnel.
Réinventer une « démocratie sociale », ttrouver les interlocuteurs en dehors des syndicats, réduits à etre ceux du salariat public et assimilé ???
Mais mille fois merci pour votre éclairage courageux.
Le problème est que le « Français » ne voit pas bien quel est l’alternative à l’Etat. Il rejette par principe le « privé » et ne comprend pas ( et ça on le comprend!) quel role positif peut avoir les syndicats ou le parlement ( ex : aux Pays Bas, c’est le parlement qui chaque année défini le panier de soin , qui sera ensuite piloté par les assureurs privés: impensable en France?). Et pour les retraites , il rejette (bêtement) la capitalisation Alors , la solution de facilité reste l’Etat , qui doit assurer justice sociale et l’état providence. L’Etat qui devrait etre le régulateur et le controleur devient l’acteur,. Et personne n’est vraiment content , mais , en France , c’est sans doute considéré comme la moins mauvaise solution . Qu’en pensez vous?
C’est parfaitement juste et c’est la raison pour laquelle le gouvernement le fait.
C’est la solution de facilité mais le signe d’une absence de vision politique juste çar la concentration excessive des pouvoirs, l’absence de contre-pouvoir affaiblit notre démocratie, on le voit tous les jours.
La situation que vous décrivez bien se joue à plusieurs. l’État profond du fonctionnarisme des hauteurs se substitue à la fuite devant le choix de la classe politique et son débat démocratique, et mouline ses solutions et son monitoring techniques, prescrivant au passage l’obligation des intermediations administratives futures, le peuple se réfugie dans la passivité en se consolant avec des certitudes improbables sur la défense de l’intérêt général…
Ainsi tout tourne en rond, et mal, car l’État administratif ne parvient pas à faire face, est à bout de souffle et échoue, sans être capable de se l’avouer.
Ainsi l’étatisation administrative ne résout rien, et personne du triangle infernal ne peut reconnaître cet échec, qui est aussi le sien.
Nous allons de ce fait dans le mur, sauf à ouvrir les yeux et voir que le roi est nu.