Alors que la question de l’adaptation de notre modèle social au « nouveau monde » était au cœur de la campagne électorale de 2017, elle semble étrangement absente de la campagne de 2022. Pourtant, les deux ans de crise sanitaire ont été un révélateur de l’inadaptation de notre système de santé aux nouveaux risques, la réforme systémique des retraites reste à faire et le risque dépendance est toujours en attente de solutions efficaces.
La France reste un des seuls grands pays développés à ne pas avoir restructuré les fondamentaux de son modèle social depuis la deuxième guerre mondiale. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis l’ont fait dans les années 80, les pays scandinaves au début des années 1990, le Canada dans les années 1995, l’Allemagne dans les années 2000, et enfin l’Espagne et l’Italie dans les années 2010.
Le résultat est que malgré le plus haut niveau de dépenses sociales publiques au monde (31% du PIB en France en 2019 vs 20% dans l’OCDE, 26% en Allemagne, 19% au Royaume-Uni), le modèle social français est loin de produire le record mondial de bien-être social. Il est de moins en moins performant dans des risques historiques comme la santé et n’intègre pas de nouveaux risques comme la précarisation des jeunes adultes et la dépendance du grand âge.
Après la tentative avortée de réforme systémique des retraites en 2017-2018, on perçoit bien que donner du sens et disposer d’une vision globale forte sur la refondation d’un système social priment sur les aspects techniques des solutions. Nous allons donc nous attacher aux raisons de ce besoin de refonte et aux fondamentaux sur lesquels la nouvelle protection sociale sera assise.
Nouveau monde et nouveaux risques sociaux
La transformation de l’environnement social est marquée par une triple transition en cours depuis le nouveau millénaire et qui s’achèvera à la fin de cette décennie. Elle consiste en une transition démographique, une transition entre des risques sociaux courts et des risques sociaux longs et une hyper révolution technologique.
Un vieillissement de la population connu et sous-évalué
« Si fondamentaux sont les problèmes de populations qu’ils prennent de terribles revanches sur ceux qui les ignorent » écrivaient Albert Sauvy[1]. Cela fait 30 ans que nous connaissons avec précision l’impact démographique du vieillissement sur nos systèmes sociaux d’aujourd’hui et sur ceux des 30 prochaines années. Si les Pouvoirs Publics ne sont pas restés inactifs pour ajuster nos systèmes de retraite et de santé, les réformes paramétriques ont avant tout reporter l’ajustement structurel à plus tard. Toutes les générations actuelles risquent de le payer au prix fort, y compris les baby-boomers. Souvent considérés comme les privilégiés de notre modèle social, ces derniers pâtiront de notre retard dans la gestion du risque dépendance en déshérence (la crise des Ehpads n’en est que la face émergée).
Entre 1980 et 2030, la population des plus de 60 ans va passer de 17% à 30% en France, pour atteindre près de 40% au Japon et en Allemagne et ensuite se stabiliser dans les prochaines décennies (32% en 2060). La première conséquence de cette évolution est la pression à la hausse des dépenses sociales publiques qui n’étaient « que » de 7,8% du PIB dans l’OCDE en 1960 (12% en France). La quasi-totalité de la croissance des dépenses de protection sociale s’est concentrée sur la santé et les retraites. En 1960, les risques vieillesse-survie et santé mobilisaient en France respectivement 5,5% et 3,6% des ressources nationales (9,1% au total) contre 14,3% et 9% aujourd’hui (23,3% au total).
La deuxième conséquence est le caractère inégalitaire de cet allongement de l’espérance de vie. Il existe 13 ans d’écart d’espérance de vie entre les 5% les plus riches et les 5% les plus pauvres en France aujourd’hui. Les CSP les moins favorisés ont la double peine en France de vivre sensiblement moins longtemps et en moins bonne santé. L’écart d’espérance de vie entre un cadre et un ouvrier depuis 1980 est passé de 6 ans à 6,4 ans et celui de l’espérance de vie en bonne santé est de 8 ans. Notre gestion du risque santé étant quasi intégralement centrée sur le soin (le curatif). Malgré un haut niveau de dépenses, le système a peu agi sur la réduction des inégalités sociales de santé.
Le vieillissement en bonne santé devient un enjeu majeur pour réduire les inégalités sociales maitriser les dépenses futures de santé. C’est un changement stratégique de gestion de risque et de paradigme économique à instaurer, avec une intervention et un investissement en amont du risque, le plus tôt possible dans le cycle de vie des personnes. La réussite de ce changement décidera en partie de l’évolution du risque dépendance. A taux de prévalence constant, si nous ne changeons pas de modèle, la France comptera le double de personnes dépendantes en 2050 qu’aujourd’hui (2,4 millions contre 1,2).
La troisième conséquence porte sur le financement des dépenses sociales. De 1,8 actif aujourd’hui pour 1 retraité contre 4 pour 1 en 1960, nous serons à 1,2 pour 1 en 2050. Une plus forte contribution des plus de 60 ans dans le financement a déjà été engagée par la contribution sociale généralisée (CSG). Un transfert progressif de financement de l’aval du risque vers l’amont du risque est aussi inévitable, ce qui devrait mieux équilibrer ces dépenses entre les générations, au profit des plus jeunes et des actifs. C’est déjà le cas pour le travail avec l’investissement dans les compétences des travailleurs.
Un allongement des risques sociaux qui change la stratégie de gestion de risque
Alors que le XXème siècle était marqué par des risques sociaux de courte durée, le XXIème siècle se caractérise par des risques sociaux de longue durée. Que ce soit le chômage, la retraite, la précarité, la maladie, tous ces risques n’ont cessé de s’allonger. De 7 ans en 1950, la durée moyenne de la retraite en France est aujourd’hui de 25 ans (28 ans pour les femmes). 80% des décès font suite à des pathologies chroniques en 2020. 3 millions de personnes sont sans emploi depuis plus d’un an, soit 50% de l’ensemble des personnes au chômage en France en 2021.
Ce changement de durée du risque change la logique des systèmes sociaux. D’une protection sociale passive, massifiée et sans distinction des capacités individuelles, on doit évoluer vers une logique active, individualisée et qui prend en compte les capacités individuelles des personnes. Cette évolution complète le besoin d’agir en amont de l’expression des risques sociaux.
Le pilotage de nos systèmes sociaux actuels se font à partir de l’offre (l’assuré perçoit passivement une prestation). Le pilotage des futurs systèmes sociaux devra se faire à partir de la demande (l’assuré participe activement au choix de sa prestation). Pour cela, il faut mettre en place des systèmes universels lisibles pour les citoyens dans leur fonctionnement et suffisamment flexible pour répondre à leurs préférences individuelles. C’est ainsi que le système universel de retraites à points, qui simplifie le pilotage des pensions avait été proposé. Il permet de passer d’une retraite subie à une retraite choisie.
Imposer un âge légal de retraite n’est plus conforme à la société d’individus dans laquelle nous vivons. La compétition sur ce sujet des candidats à la Présidentielle 2022 pour l’avancer ou le retarder le plus possible selon les lignes politiques démontre une certaine forme d’archaïsme de la pensée sur notre modèle social. Le futur système devrait laisser le libre choix aux personnes de partir à la retraite selon leur choix, sachant que la valorisation des pensions à tout âge de départ peut être facilement connue à l’avance (principe de l’âge pivot).
Ce dernier est en phase avec les différences de cycle des professions. Les professions manuelles peu qualifiées (bâtiments, services à la personne, transports…) impliquent un démarrage tôt dans la vie et usent davantage la santé des personnes. D’autres professions intellectuelles supérieures ont une logique inverse d’un démarrage tardif et d’un arrêt possible à un âge plus avancé. A ces divergences s’ajoutent celles des choix personnels de vie.
La protection sociale efficace au XXIème siècle est donc un système qui active les capacités individuelles des individus pour les rendre capable d’autogérer avec un maximum d’autonomie et d’anticipation les risques sociaux à tous les âges de la vie. Pour cela, le système doit investir dans le capital humain pour apporter à tous cette capacité d’agir. Le but est de socialiser cette capacité d’autonomie, d’où la notion d’autonomie solidaire (1).
Cela passe par un système éducatif et de formation continue performant, par l’acquisition de compétences spécifiques en santé publique et par des services d’accompagnement des personnes pour tous les risques. Notre modèle social sort d’une logique passive de guichet où les droits sont dominants sur les devoirs à une logique d’accompagnement où les droits et devoirs sont plus équilibrés.
Une hyper révolution technologique
La santé et le travail sont probablement les deux secteurs les plus influencés par cette transition technologique. La santé est à la confluence de plusieurs révolutions concernant le numérique, les biotechnologies, les sciences cognitives et les nanotechnologies. Même si la technologie reste un moyen, un outil et non une fin, elle est un levier crucial dans le succès de la transformation du système.
La digitalisation de l’économie a polarisé le travail aux deux extrémités avec des emplois peu qualifiés et peu productifs d’un côté et des emplois très qualifiés et productifs de l’autre. L’économie digitale offre de multiples opportunités d’entrepreneuriat et contient intrinsèquement les germes d’une plus grande autonomie économique et sociale. Elle accentue cette évolution vers une individualisation de la société et nécessite que le modèle social réussisse à en faire une société d’individus solidaires, dans laquelle les personnes se sentent libres et égaux.
4 piliers pour construire le modèle social du XXIème siècle
Comme après la deuxième guerre mondiale, la France doit repenser ses institutions politiques et sociales sur la base de grands principes. Nous en proposons quatre principes pour bâtir les fondations du modèle social du XXIème siècle.
Protéger par l’universalité et la solidarité
Le nouveau modèle social considère acquis le transfert des droits sociaux du statut professionnel vers la personne en tant que personne. La logique universaliste implique une transparence du modèle social. Elle est plus efficace dans la réduction des inégalités et renforce la confiance des citoyens dans le système. L’égalité des droits ne signifie pas l’uniformité des droits. Cette égalité se gère dans la diversité pour cibler en priorité les personnes qui en ont le plus besoin.
Notre Etat-providence actuel vise avant tout à garantir un niveau de vie minimum pour assurer la croissance de la consommation et non l’intégration des personnes en difficulté. L’étonnante acceptabilité sociale de la précarisation d’une partie des jeunes adultes (1,5 million des 15-29 ans sont sans emploi, ni formation, ni études), devenus le maillon faible de la société, et de la piètre prise en charge du grand âge dans notre pays en sont les preuves.
La constitution évoque « le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Le nouveau modèle évolue vers la notion « d’obtenir de la collectivité les capacités de réussir pleinement son développement personnel selon ses choix et ses aspirations à tous les âges de la vie ». La nouvelle solidarité vise à socialiser la capacité d’autonomie de chacun dans la gestion des risques sociaux et de lui permettre de répondre au mieux à ses propres besoins. Le nouveau système de retraite conduira à une retraite choisie et non subie. Le nouveau système de santé garantira un accès à la santé globale et pas seulement aux soins.
Protéger par l’autonomie et la liberté des personnes
La meilleure sécurité (sociale) est celle qui maximise les chances pour une personne de construire son avenir, d’exploiter pleinement ses capacités de développement de soi. C’est la notion de capabilités de l’économiste Sen qui lie la liberté concrète à l’aptitude d’une personne à effectuer l’activité qu’elle valorise le plus. Le succès humain n’est pas réduit aux moyens d’existence mais il est étendu à son autonomie, à sa liberté d’agir et de s’accomplir.
C’est une protection sociale active qui consiste à un investissement social pour un retour pour un retour sur le long terme d’une personne devenue plus « capable » dans la gestion de ses risque sociaux. C’est la politique qui a été menée contre le chômage avec l’investissement massif de 15 milliards d’euros sur 5 ans sur les compétences en 2018 (PIC) et qui devra être conduite dans le maintien en bonne santé de la population dans le nouveau modèle de santé. Le maintien en bonne santé n’est pas inné, il exige une politique sociale active dès la petite enfance et à tous les stades de la vie.
Cette autonomie n’est pas un repli sur soi, mais « un respect pour l’humanité », comme le disait Rousseau. Le principe de dignité est au cœur de cette nouvelle étape de la protection sociale. Alors que les révolutions industrielles avaient quelque peu brisé l’élan humaniste des Lumières, le nouveau modèle participe à la relancer. Se préoccuper des préférences individuelles est un vrai progrès social, qui implique notamment que la politique de santé soit gérée à partir des besoins de santé et non plus à partir de l’offre de soins comme aujourd’hui.
Protéger par la démocratie sociale et sanitaire
Le nouveau modèle social renforce l’œuvre pionnière de construction d’une démocratie sociale initiée en 1945, à travers une délégation de gestion aux assurés eux-mêmes. L’assuré est actif dans la gestion du risque mais aussi dans la gouvernance du système. La protection sociale est l’expression d’une citoyenneté active, chère à Hannah Arendt.
Cet engagement individuel exige une éducation à la citoyenneté, cette éducation à la solidarité dont parlait Pierre Laroque. Les dérives de notre Etat-Providence ont renvoyé l’engagement individuel davantage à des droits politiques, à des droits-créances sur le plan social qu’à des devoirs et des obligations. La vraie sécurité est celle qui rend l’individu acteur de sa protection sociale et non simplement récepteur de prestations sociales.
Le projet de « Grande sécu » introduit dans le débat politique en 2021 doit d’abord être une ambition de bâtir une « Grande démocratie sociale et sanitaire ». Avant d’être une assurance la sécu est une institution démocratique. Cette démocratie est un instrument puissant de reconquête de la confiance des citoyens (soignés et soignants) dans le modèle social en général et dans le système de santé en particulier.
Dans « un système fini face à une demande infinie » comme le décrivait Foucault pour la santé, la délibération sur le choix des prestations de santé à prioriser dans le remboursement par la sécurité sociale sera d’autant plus acceptable pour la population qu’elle sera participative. Les institutions actuelles fonctionnant en mode « boite noire » sont une impasse.
Protéger par l’équité intergénérationnelle
Le pacte social de 1945 a été conçu pour protéger en priorité les personnes âgées et les familles nombreuses. Le vieillissement de la population a accentué ce tropisme originel du modèle vers les plus âgés. Les transferts nets de protection sociale (différence entre sommes perçues et prélevées) de 1979 à 2011 ont été dix fois plus importants pour un individu de plus de 60 ans que pour un jeune de moins de 25 ans.
Il s’ensuit que la pauvreté touche 2,5 fois plus les moins de 25 ans que les plus de 60 ans. Avec un niveau de chômage massif endémique des jeunes, l’accès à la propriété et au logement est devenu de plus en plus compliqué pour eux. Le prochain modèle verra un rééquilibrage de ces transferts nets entre générations au bénéfice des jeunes et des actifs.
Ce rééquilibrage se fera grâce au nouveau paradigme stratégique d’une protection sociale active dès le début de la vie, en amont de l’expression du risque, qui conduira à un nouveau paradigme économique de l’investissement social dans le capital humain. C’est ainsi qu’en santé, l’investissement dès la petite enfance optimisera le développement psychique et social et se poursuivra à tous les âges de la vie sur des cibles clairement définies. Le meilleur état de santé général de la population et l’effet de compression de la morbidité contiendront les dépenses de soins.
Ces grands principes de la protection sociale au XXIème siècle donnent un cadre pour réussir les transformations systémiques des principaux systèmes sociaux dans les années à venir. Ce sont ces grands principes qui sont à poser au cœur du débat politique pour trouver le plus large consensus possible. Une fois ce dernier acquis, il reste à trouver la bonne incarnation politique pour mener à bien les réformes.
Ce débat est à mener pendant la Présidentielle 2022 pour permettre les réformes urgentes à mener de la santé et des retraites dans le prochain quinquennat !
Frédéric Bizard
Professeur d’économie, ESCP
Président de l’Institut Santé
Auteur de « Protection sociale, pour un nouveau modèle », Dunod, 2017
(1) « Autonomie solidaire en santé », Éditions Michalon, Octobre 2021
[1] Albert Sauvy, La France ridée, 1986. Albert Sauvy est un économiste, sociologue et démographe français du XXème siècle.