Qui doit être déconfiné le 11 mai ? Quelles activités économiques et sociales ne pourront pas reprendre ? Qui va rester en télétravail ? Quels enfants vont reprendre l’école ?
C’est à ce casse-tête que le gouvernement doit répondre en proposant son plan de déconfinement le 28 avril. C’est une opération politique compliquée et à très haut risque, du fait de la fragilisation du tissu social après huit semaines de confinement. Le critère de justice sociale sera déterminant.
L’Institut Santé y a répondu dès le 9 avril de façon détaillée (1) en s’appuyant sur trois valeurs clés – l’équité, la responsabilité individuelle et l’adaptabilité – et une logique territoriale inscrite dans un cadre national.
Pas de restriction des libertés individuelles a priori
Le principe de justice comme équité développé par John Rawls est une bonne base de réflexion pour agir. Il demande de garantir de manière égale les libertés de base les plus larges possibles pour tous ainsi que l’égalité des chances, avec comme seule limite à la liberté l’amélioration des situations sociales les moins favorisées, selon le critère du Maximin. La justice demande donc avant tout de garantir de manière équitable l’accès aux libertés individuelles de base à tous. Or, rappelons que protéger les gens en les confinant chez eux de manière quasi-médiévale, ce qui s’est révélé indispensable du fait d’une réaction à retardement des gouvernements et d’une pénurie de masques et de tests, est une privation des libertés individuelles inconnue depuis la deuxième guerre mondiale, qui est dommageable surtout pour les populations les plus désavantagées. La position rawlsienne tient compte des plus désavantagés qui souffrent le plus du confinement : logements trop petits, pertes d’emploi et de revenus, retards scolaires, etc.
La justice comme équité exclut toute différenciation dans le déconfinement des personnes en fonction de considérations d’âge et/ou d’existence de pathologies chroniques, seulement en fonction des situations sociales. Après huit semaines de confinement en France, une des périodes les plus longues parmi les pays développés, chaque individu a pu prendre conscience des risques généraux associés à la virose et des risques qui lui sont spécifiques en fonction de sa situation. Nous sommes au bout de ce qu’il est possible de faire en matière de sensibilisation individuelle. Priver de ses droits une partie de la population revient à appliquer une double peine à ces personnes, surtout celles qui sont les plus fragiles économiquement et du point de vue de leur santé, position inéquitable et d’ailleurs intenable politiquement comme le Gouvernement a pu le constater quand il a évoqué cette idée. L’équité doit être un outil pour décider, et nécessite un deuxième outil, la responsabilité individuelle.
Concernant les activités économiques et sociales à risque, nous recommandons d’appliquer la même « boite à outils ». L’Etat devrait déterminer un cahier des charges général valable pour l’ensemble des activités économiques et sociales et une déclinaison spécifique pour les secteurs les plus sensibles au Covid19. Aucune interdiction ou report a priori devrait être imposé pour une filière. Un label anti-covid19 est à créer et serait attribué par une force sanitaire départementale. Pour les secteurs à risques, un comité tripartite entre l’Etat, les syndicats et les employeurs devrait s’entendre sur un cahier des charges définissant les conditions précises de reprise de l’activité.
Que l’on soit une boite de nuit, un bar ou un restaurant, si l’entrepreneur ou le gestionnaire est capable de s’adapter aux contraintes de sécurité anti-covid19 des personnes, pourquoi l’empêcher de travailler ? Grâce à la créativité humaine et l’innovation, des organisations nouvelles durables ou éphémères surgiront. Quid d’une boite de nuit où les fêtards dansent entre des plexiglass avec la musique un peu forte et un accès unique au bar respectant les règles de sécurité ?
Sur la base d’un autre fondement philosophique, les capabilités d’Amartya Sen, l’Etat devrait être un facilitateur de la capacité individuelle à développer sa créativité en facilitant par exemple le financement de nouveaux moyens de produire des services à risque Covid19. Si aucune organisation nouvelle ne permet d’assurer la protection des personnes pour une activité donnée, elle ne pourra pas reprendre. Mais en quoi l’Etat peut l’affirmer a priori ?
Sur quel critère objectif l’Etat se baserait-il pour supprimer la liberté d’entreprendre plus longtemps dans certains secteurs ? Reporter l’ouverture de plusieurs semaines des bars et restaurants comme le gouvernement veut le faire, en annonçant une éventuelle date de reprise, fin mai est très contestable.
Sauf événement nouveau peu prévisible, la situation sanitaire sera stable seulement à l’avènement d’un vaccin prévu en 2021, et donc un retour à une situation normale en 2022. Décaler de quelques semaines la reprise d’activité de ces secteurs n’a pas de fondement sanitaire et aggravera l’impact économique et donc social de la crise pour les activités concernées.
Penser global, agir local
Cette crise a révélé l’échec de la gouvernance politique jacobine centralisée à la française qui s’est montrée en difficulté pour prendre les bonnes décisions à temps et adapter les réponses en fonction des situations régionales. C’est une des sources du déclin français ces dernières années dans le secteur sanitaire gangréné par une gouvernance technocratique impotente et sans contre-pouvoirs. Les agences régionales de santé et la direction de générale de la santé ont été un modèle de centralisme nuisible dans la gestion de l’offre sanitaire depuis le début de la crise.
Le plan de déconfinement devrait laisser un maximum de marge de manœuvre aux autorités locales pour apprécier la capacité des personnes à exercer un type d’activité et à agir de manière responsable. Les deux collectivités publiques se situant à une bonne échelle géographique sont probablement les départements et les communes (ou collectivités de communes selon les cas). Nous avons vu que les départements, par l’entremise du Préfet, pourraient superviser la capacité des acteurs privés à exercer leurs activités après le déconfinement et à respecter le cahier des charges tout au long de la période de sortie de crise.
Concernant l’école, c’est probablement à partir du binôme du Maire et du directeur d’établissement que la sélection des élèves qui retournent à l’école, selon des critères à définir nationalement, doit s’opérer.
Le rôle de l’Etat reste déterminant dans cette sortie de crise et le sera encore plus dans la construction du monde d’après. Dans la concertation sociale mais aussi dans la conception d’une vision stratégique pour guider le pays dans le monde d’après, il ne doit pas tergiverser et fixer un cap clair. Face à la fragilisation du tissu social, la perception de la justice par les concitoyens dans ses décisions sera déterminante. Sur l’adaptation de notre vie sociale et économique aux enjeux contemporains, des perspectives concrètes et pas seulement des intentions, sont à dessiner.
L’importance de la création du Conseil National de la Résistance dans la reconstruction d’après-guerre est utile à rappeler, sachant qu’on ne pourra compter ni sur l’avènement de Trente Glorieuses de croissance économique, ni sur un plan Marshall venu des États-Unis.
Si l’Etat va devoir être brillant stratège, il va aussi devoir faciliter l’éclosion d’une société civile renforcée plus responsable et plus juste. Encore faut-il qu’elle soit pleinement associée à la construction du monde d’après !
Frédéric Bizard