La profession des pharmaciens s’accorde sur l’indispensable évolution de son modèle économique. Elle négocie avec l’Assurance maladie un modèle de service, de moins en moins dépendant de la marge commerciale des médicaments. Cependant, les solutions proposées ne constituent pas un modèle d’avenir pour le pharmacien libéral. Entre autres, un sujet essentiel n’est pas abordé : qui doit payer le service ?
« L’essentiel est sans cesse menacé par l’insignifiant »écrivait René Char. ? L’habitude de la gratuité en pharmacie bloque l’émergence d’un nouveau modèle économique d’avenir.
La gratuité transforme notre système de santé en un programme social non solidaire
Depuis l’avènement du tiers payant généralisé (TPG) à la fin des années 90, le financement des produits de santé, apporté quasi exclusivement à partir d’une assurance s’est imposé. Peu importe les coûts importants de gestion du dispositif pour le pharmacien (1) (et pour l’assuré) puisque ce dopant de la consommation a fait augmenter les ventes de médicaments de ville de plus de 4% par an dans la décennie 2000. Baisse des marges et hausse des volumes des médicaments ont été le socle du modèle économique de la pharmacie … jusqu’en 2011.
Après un pic en 2011 de 19,5 milliards d’euros (prix fabricant HT), les ventes de médicaments remboursables sont aujourd’hui proches de 18 milliards d’euros. Ce retournement des ventes s’est fait uniquement à partir d’actions sur les prescripteurs et les distributeurs. Ayant fait sauter le levier principal de maîtrise de dépenses par l’usager, il ne reste plus que ce qui est appelé dans le jargon institutionnel « la maîtrise médicalisée ».Un système efficient de santé a pourtant besoin des deux leviers (offre et demande) pour bien maîtriser ses dépenses de santé.
L’impact le plus pervers sur le grand public de ce modèle unijambiste n’est pas financier mais comportemental. Plus de 80% des dépenses de médicaments de ville ne sont pas réglés directement par l’usager en pharmacie. Le reste à charge pour les patients sur les médicaments en France est de loin le plus faible des pays développés (2). Après 20 ans de TPG, le réflexe de tout à chacun est de ne rien régler au pharmacien, quitte à changer de produit.
Les pouvoirs publics ont été jusqu’au chantage « tiers payant contre générique ». Cela a marché un temps, sans renforcer durablement l’image des génériques qui avec 36% de part de marché en volume en 2017 sont à la traine par rapport aux autres pays européens. Leurs ventes ont même baissé en 2017. Lui c’est gratuit et pas l’autre (le princeps), peu étonnant que sa qualité soit remise en cause !
Si le tiers payant joue un rôle très important dans notre système de financement, encore faut-il l’utiliser pour ce qu’il est – son rôle social d’accès aux soins – et pas pour ce qu’il n’est pas, faire évoluer notre système vers un modèle de santé gratuite. L’exemption du paiement du ticket modérateur pour les affections de longue durée et les personnes démunies entre autres joue correctement son rôle de bouclier sanitaire sur les produits de santé. Tous ces cas d’exemption sont économiquement et socialement justifiés, ils doivent être conservés.
Le tiers payant joue un rôle social qui renforce la nature solidaire de notre système de santé. Généraliser le tiers payant affaiblit cette solidarité, cette dernière allant de pair avec une responsabilisation individuelle des citoyens.
L’instauration du TPG sur les médicaments remboursables de ville (dont le prix moyen est de 7 euros) est source de déresponsabilisation du citoyen dans sa consommation de médicaments courants et de dévalorisation du service du pharmacien, professionnel de santé et non simple commerçant. Le pharmacien libéral s’est totalement lié aux choix des financeurs (assurance maladie et assureurs privés) et s’est coupé de sa relation « économique »avec ses patients et ses clients. Il lui est aujourd’hui très difficile de faire payer le moindre service.
Le TPG est un obstacle à l’émergence d’un modèle économique innovant et durable
Des nouveaux honoraires de dispensation des médicaments, d’entretiens pharmaceutiques, de vaccination et de bilans de médication pour les personnes âgées ont été créés. Ils donnent l’impression générale au sein de la profession que la bascule vers le nouveau modèle économique d’avenir est en bonne voie. Ces nouveaux honoraires sont négociés en contrepartie de baisses de marge sur les produits démesurées pour le pharmacien (3). Le paradigme ambiant de la gratuité et du volume pousse à ces baisses.
En réalité, ces honoraires ne renforcent pas son modèle économique et supportent des services peu innovants. Le modèle dominant reste la vente de produits, en lui donnant un nouveau rôle d’infirmier qu’il n’est pas. La valeur de ces honoraires relève plus de l’aumône que de la valorisation d’un vrai service, comme pour la dispensation d’une ordonnance complexe valorisée 51 centimes d’euros. Ils renforcent la dépendance du pharmacien vis-à-vis des financeurs.
Ces honoraires sont remboursés à 100% par la sécurité sociale (complétées par les complémentaires dans certains cas). Face à la pression croissante et durable des budgets de l’assurance maladie avec l’arrivée de molécules innovantes coûteuses, faire porter exclusivement le nouveau modèle économique de la pharmacie sur les assureurs est prendre un risque inconsidéré. Les jeunes pharmaciens ne s’y sont pas trompés. Le métier de pharmacien d’officine n’a pas d’avenir pour une majorité d’entre eux. Ils sont à peine 40% des 3000 nouveaux diplômés par an à s’orienter vers l’officine et une minorité est prête à investir dans une officine.
Certains espèrent que les assureurs privés seront leur bouée de sauvetage. Près de 5 milliards d’euros sont remboursés chaque année par les assureurs privés à travers les tickets modérateurs, dépense parfaitement prévisible et donc source de rente pour un assureur. Pourquoi ces assureurs changeraient-ils cette situation avantageuse ? Ils ne le feront qu’à leurs conditions, que les pharmaciens deviennent leurs prestataires de services, réduisant à néant leur indépendance professionnelle.
Le salut du pharmacien libéral viendra de sa capacité à mettre en place un modèle économique assis sur l’innovation technologique, conçu et impliquant directement l’usager (en prévention et suivi des maladies chroniques). C’est la seule voie pour valoriser le caractère disruptif des nouvelles technologies et se protéger de l’ubérisation de la pharmacie. A bas coût et à forte valeur ajoutée (caractéristique de l’innovation disruptive), l’usager acceptera de le financer. Les assureurs seront d’ailleurs très enclins à en faire profiter le plus largement possible leurs assurés en participant à une partie du financement si nécessaire ?
La généralisation du tiers payant dans d’autres professions de santé libérales, dont celle en cours chez les médecins, produira les mêmes effets que chez les pharmaciens.
A bon entendeur, Salut !
Frédéric Bizard
1/ Selon une enquête de l’Union des syndicats de pharmacien d’officine (USPO) menée auprès de 503 pharmaciens en décembre 2016, les coûts du tiers payant généralisé s’élèvent de 13 246 à 28 601 euros selon les pharmacies, soit un coût total pour la profession entre 300 millions et 615 millions d’euros.
La garantie de paiement sur les feuilles de soins électroniques n’est pas respectée pour 39% des pharmaciens et pour 86% concernant celle des complémentaires.
2/ Le reste à charge sur les médicaments en France est de 17% contre 37% en moyenne dans les pays de l’OCDE. L’assurance maladie rembourse 69% et les complémentaires 14% des dépenses de médicaments.
3/ Pour les médicaments dont le prix est compris entre 1,91€ et 22,90€, la marge des pharmaciens va passer de 25,5% à 7% de 2017 à 2020