Intellectuels, journalistes et personnalités politiques se sont relayés depuis le 6 mai pour analyser les raisons de la défaite de Nicolas Sarkozy, en stigmatisant tour à tour la droitisation de la campagne, l’hyper présidentialisation du quinquennat ou encore la désacralisation de la fonction présidentielle. L’évolution des courbes d’intention de vote et le résultat final (51,6%/48,4%) ne plaident pas en fonction d’une désaffection de l’électorat de droite suite aux thèmes de campagne choisis par l’ancien président de la République. En revanche, comme pour toute élection présidentielle, la clé de voute de l’élection s’est située dans le niveau d’adhésion des classes populaires et moyenne. Les 5 points perdus par Nicolas Sarkozy – soient plus de 2 millions de voix – entre 2007 et 2012 viennent en grande partie d’une désaffection de la classe populaire, séduite par l’ancien Président en 2007. Qu’a t’il donc manqué à sa campagne pour les reconquérir ?
Au moins deux éléments : la prise en compte de la nécessité de justice sociale dans les mesures proposées de rétablissement des comptes publics de la France et un projet de réforme ambitieux de notre modèle social, en particulier notre système de santé, pour l’adapter aux défis du XXIème siècle.
Depuis 2008, les USA et l’Europe ont connu les turbulences économiques et financières les plus violentes depuis 1945. Le peuple, intelligent par nature, est conscient des efforts qui l’attendent, mais demeure très vigilant quant à la juste répartition du fardeau. Après le « travailler plus pour gagner plus », le débat politique ne pouvait pas ignorer le thème de la justice sociale. C’est la recherche d’une France juste plutôt qu’une France forte qui devait être le fil conducteur de la politique dans une telle crise. À défaut d’État providence source de prospérité, le citoyen attend de l’État qu’il soit protecteur et juste dans la répartition des efforts. Au plein cœur de la crise et avec une conjoncture qui s’annonce morose à moyen terme, la réponse politique adaptée est celle qui possède comme colonne vertébrale une politique de justice sociale qui concernera la santé, l’éducation et l’emploi entre autres. Qu’entend-on par justice sociale ?
Le concept de justice sociale est récent puisqu’il a été énoncé la première fois en 1971 par le philosophe américain John Rawls, dans son ouvrage intitulé Théorie de la justice, publié en France en 1987. Alors que les États-Unis étaient en pleine expansion économique, la montée des inégalités sociales s’accélérait. Rawls essaie de redéfinir un modèle de démocratie idéale en posant un principe de justice susceptible de guider la mise en place d’institutions obtenant un consentement général social sans gêner l’efficacité économique. Pour lui, une société est « bonne » quand elle met en priorité ce qui est « juste », mais rien n’est juste si c’est au détriment de la liberté. La justice ne peut porter atteinte au principe fondamental de l’humanité, celui de la liberté de l’individu. Elle ne peut pas non plus résulter d’un calcul utilitaire car l’absence de justice menace la cohésion sociale sans laquelle l’espérance de bien-être serait dépourvue de fondement. La théorie de la justice de Rawls est une théorie du contrat social. Rawls est dans la lignée de Locke, Rousseau et Kant. « Mon but, écrivait-il, est de présenter une conception de la justice qui généralise et porte à un plus haut niveau d’abstraction la théorie bien connue du contrat social telle qu’on la trouve entre autres chez Locke, Rousseau et Hobbes ».
L’équité suppose alors que deux principes (le second est double) soient respectés, à savoir :
• le principe de liberté : chacun doit avoir un droit égal au système le plus étendu possible de libertés de base ;
• et le principe de différence : les inégalités sont acceptables si elles bénéficient aux plus désavantagés et si elles sont attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous (principe d’égalité des chances).
Le principe de liberté est supérieur au principe de différence ; la liberté est prioritaire, puis s’applique la différence: si la liberté fait naître des inégalités, celles-ci sont justifiées uniquement si elles optimisent la situation des plus démunis et si elles ne sont pas figées. Ainsi, l’accentuation des inégalités est tolérable si elle améliore le sort des plus démunis, de même qu’il n’y a pas d’injustice dans le fait qu’un petit nombre ait des avantages supérieurs à la moyenne, à condition que cela favorise la situation des plus démunis. Il ne suffit pas de brandir l’égalité des droits comme un étendard pour pallier les problèmes actuels. Dans la plupart des pays développés, le niveau d’inégalités sociales dans un contexte d’égalité des droits est effrayant. Il faut donc revoir les principes fondamentaux qui régissent le contrat social de notre société contemporaine. Par exemple, une politique de justice sociale selon Rawls est une politique qui associe des devoirs aux droits des individus.
L’absence de propositions et de débat sur la refondation de notre modèle social est la deuxième raison clé de la défaite. Nous sommes à la fin d’un cycle de protection sociale et un grand débat national est nécessaire pour définir un nouveau modèle de protection sociale. La crise ne fait que révélé un état de fait ; la France ne pourra pas conserver tel quel son modèle social, aussi bien dans son niveau de dépenses que dans son organisation. La France dépense le plus au monde en dépenses sociales avec 32% de son PIB contre 25% en moyenne dans l’Union Européenne et 17% dans l’OCDE. Après avoir réalisé la réforme des retraites et modifié la source de financement de la politique familiale pour ne plus qu’elle porte sur les salaires, la droite aurait dû capitaliser sur ces réformes en engageant un débat de fond sur notre modèle social qui est menacé par les déficits et en décalage avec les évolutions démographiques, économiques et sanitaires. La santé, de part son impact économique, financier et social, reste le gros morceau de notre modèle social à restructurer pour initier un nouveau cycle de protection sociale. Notre système de santé est à bout de souffle et son déclin génère des pressions sur les principaux acteurs, professionnels de la santé et usagers. Informer et convaincre de cette réalité est une étape essentielle pour générer un mouvement de grande ampleur. Ce déclin est réversible, à condition d’y apporter des réponses adaptées. Notre système de santé génère des inégalités sociales qui se traduisent par un renoncement aux soins de millions de concitoyens et une différence indécente d’état de santé selon l’origine socioprofessionnelle. La crise va inévitablement paupériser et fragiliser une partie de la population et ces inégalités en matière de santé en seront d’autant plus criantes et dramatiques à la sortie de cette période de crise. La fracture sanitaire va devenir dans les prochaines années un énorme fardeau social, économique et moral si nous nous ne réagissons pas. Notre système de santé s’est développé et a prospéré sur des bases cohérentes avec le monde d’hier, mais pas en phase avec le monde d’aujourd’hui et encore moins avec celui de demain. C’est le cas tant sur le plan sanitaire, avec l’explosion des maladies chroniques, caractéristiques de notre civilisation alors que le XXe siècle a été dominé par les maladies aiguës, que sur le plan financier, où la prospérité économique et le plein-emploi ont permis un financement massif grâce aux cotisations sociales sur les salaires. Et aussi sur le plan organisationnel car l’organisation verticale et cloisonnée de notre système de santé est inadaptée aux nouveaux enjeux. Pour sauver sa protection sociale et son système de santé, la France ne peut plus se permettre d’attendre. Les principales mesures correctives de court terme ont été utilisées, les maigres marges de manœuvre financières restantes sont insuffisantes pour colmater les brèches. Nous sommes en état d’urgence.
La reconquête de l’électorat populaire, pour la droite comme pour la gauche républicaine, passera par une réflexion de fond et le lancement d’un grand débat national sur la mise à jour de notre modèle social et, pour la droite plus spécifiquement, par l’inclusion de la notion de justice sociale dans son programme politique qui n’implique aucun reniement sur les libertés individuelles et le développement économique.
Enfin, à ceux qui diront qu’il est toujours facile de suggérer a postériori ce qu’il aurait fallu faire dans une campagne électorale, je signale que les arguments développés dans cet article ont été développés dans mon livre « une ordonnance pour la France » (éditions Thierry Souccar ) écrit fin 2011 et sorti en avril 2012.
Frédéric Bizard