Publié le 2 mars 2022 dans Le Point
Après avoir été renversé par une voiture, Frédéric Bizard, économiste de la santé reconnu, est admis aux urgences. Témoignage des défaillances croissantes et gravissimes d’un système hier montré en exemple.
Si l’histoire est intégralement vraie, les noms des autres personnages sont fictifs et aucun détail ne permet de connaître le lieu de cette histoire, qui aurait pu se tenir dans beaucoup d’hôpitaux de notre pays.
Nous sommes en début de soirée d’hiver, le 10 février 2022, le temps est pluvieux, la nuit est tombée. Après un footing sur les quais de Paris, je traverse sur un passage piéton. La circulation est à double sens, les voitures sont à l’arrêt. Soudain un gros 4X4 venant de la droite arrive sans me voir et me percute. Je suis projeté en arrière, en pleine voie. Un conducteur de scooter, Bertrand, a le réflexe des Braves de descendre aussitôt de son véhicule pour me porter sur le trottoir.
Je comprends rapidement que mes jambes ne me portent plus. Le SAMU arrive en 10 mn. Puis la police. Les modalités administratives sont réalisées. Les intervenants se veulent rassurants, car je bouge mes doigts de pied.
Mon genou est très abimé, j’ai très mal au bas du dos. Je suis envoyé aux urgences d’un établissement de renom de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris.
Des urgences saturées
J’y arrive vers 20h15. Je remercie les secours qui ont été remarquables humainement et très efficaces pour aller au plus vite sans secousse. L’entrée administrative se fait rapidement, je suis posé sur un brancard et laissé dans un couloir. Je me tords de douleur et demande des antalgiques. Une heure plus tard, un comprimé de doliprane m’est donné. Aucune information sur les délais d’attente n’est communiquée par le personnel, qui dit ne pas être capable de l’évaluer.
Après deux heures et demie à me tordre de douleur et me faire un sang d’encre : « vais-je rester paralysé ? », je réussis à retenir l’attention d’une infirmière. Je lui explique que je risque de m’évanouir tant les douleurs sont aigües et l’absence d’eau et de nourriture commence à se faire ressentir. « Les personnes actuellement prises en charge par les médecins sont arrivées à 14h aux urgences, m’informe-t-elle, il faut donc compter encore au moins 3-4 heures d’attente ». Elle compatit mais ajoute qu’elle n’y peut rien.
Couper la file d’attente ou sombrer
Je suis alors condamné à faire ce que je me suis refusé jusqu’alors : j’envoies un SMS au chef de service des urgences que je connais, en relatant les faits, sans rien demander. Dix minutes après, un médecin, Karim, vient me voir et m’emmène en salle de radio. C’était déjà connu, mais voici la confirmation que ce service public accessible à tous, est en réalité régit par certains privilèges, dont son réseau relationnel.
Oh surprise, aucune attente. Conséquence, me dis-je, d’une absence d’évaluation de l’état des patients à leur entrée dans le service. On les place sur un brancard, sans évaluation systématique de la gravité des blessures et de la fragilité des patients, jusqu’à ce que l’équipe médicale soit disponible, soit une attente de plus de 6 heures. Un examen de quelques minutes à mon arrivée aurait vite conclu au passage en radio, qui était peut-être libre à mon arrivée.
To be or not to be
La réalité est que le patient dans cet hôpital est un être invisible, tel le fantôme de Hamlet, qui gémit pour tenter d’obtenir une assistance vitale. Le personnel soignant s’active d’un couloir à l’autre, habitué aux gémissements des fantômes, au point d’avoir des réponses toutes faites et un étonnant fatalisme face à la souffrance.
“To be or not to be, that is the question”. Cet hôpital me fait rapidement penser au monologue shakespearien, tant ces longues heures d’attente de personnes souvent dans des états très dégradés rapprochent de la mort.
D’ailleurs, j’ai régulièrement entendu au cours de la soirée des appels à l’aide, souvent désespérés, de patients plus âgés, avec comme réponse récurrente du personnel qu’ils s’occupent d’abord d’autres patients. Chacun son tour. L’hôpital est ainsi devenu un lieu de maltraitance des patients, dont l’intensité est variable avec l’état des patients. Cette maltraitance est subie par le personnel soignant, qui doit respecter les règles décidées, « quoi qu’il en coûte » pour les patients.
L’heure du diagnostic
Je n’attends qu’une seule chose des radios : écarter l’hypothèse de lésions à la moelle épinière. Mon transfert du brancard à la table de radiologie me fait hurler. Ce que les radiologues voient les interpelle tant les fractures identifiées sont inhabituelles. Il est décidé de faire un scanner pour aller plus loin. Je n’ai toujours pas de réponse à la question qui me taraude : pourrais-je remarcher ?
Le scanner nécessite la réalisation d’examens sanguins, ce qui va allonger les délais jusqu’ à 3 heures du matin. Je suis donc sur un brancard depuis 20h30, sans gestion de la douleur, sans eau ni nourriture, la raison étant que si une intervention chirurgicale d’urgence doit intervenir, le patient doit être à jeun.
A bout de force, je me sens incapable de supporter un deuxième transfert sur la table d’examen. Les manipulateurs vont le réussir avec beaucoup de dextérité et de précaution. L’examen dure longtemps car il s’agit de définir un diagnostic fiable des altérations possibles du thorax aux membres inférieurs. Les manipulateurs connaissent mon angoisse, ils vont immédiatement me rassurer. « Votre moelle épinière ne semble pas touchée. Mais nous ne sommes pas médecins, il faut attendre leur avis ».
Peu m’importe, je connais la valeur de l’expérience. Je suis rassuré sur l’essentiel. Une heure après, le diagnostic est établi : multi-fractures au bassin et aux côtes, rien à la moelle épinière et aux articulations des membres inférieures.
Jacky, 49 ans de service
Il est près de 4h du matin. En principe, une fracture du bassin ne s’opère pas mais la présence de 6 fractures fait penser à Karim, le médecin urgentiste, qu’il faut peut-être « poser du matériel orthopédique (vis, broche) afin de stabiliser le bassin ».
Comme il n’y a plus de lit en orthopédie, je passe la fin de la nuit dans un box ouvert à côté du poste de Jacky, l’aide-soignant de garde cette nuit-là. Je me délecte d’un repas sans saveur mais dont l’apport calorique me redonne une énergie largement disparue. Il s’ensuit une discussion avec Jacky qui travaille dans cet hôpital depuis 49 ans. Pourquoi une telle longévité ? Il me répond être convaincu que sa retraite sera misérable. Je comprends que Jacky n’a pas confiance dans le système, ni de santé ni des retraites. S’il va bientôt partir en retraites dit-il, « c’est que c’est devenu invivable ici, les soignants comme les patients sont maltraités ».
Le fameux staff médical
La réunion des chirurgiens, le fameux « staff » dont on me rabâche les oreilles va se tenir vers 8h. Un interne vient me voir juste avant pour me poser une série de questions, dont les réponses sont dans le dossier mais je m’aperçois qu’il ne le connait pas.
Il est 10h, pas de nouvelle. Je demande à voir un médecin. Bruno, étudiant, est envoyé, probablement pour me faire patienter. Je comprends que le premier staff penche plutôt pour l’opération mais sans trop d’assurance sur l’indication opératoire. Un deuxième staff avec le chef de service va alors se tenir. Je crois comprendre que l’indication opératoire dans mon cas est la présence d’une hémorragie dans le bassin. Or, après le traumatisme qui m’a fait beaucoup saigner, le scanner a montré un arrêt des saignements, ce qui supprime en théorie l’indication chirurgicale.
Des transmissions succinctes entre médecins
A 11h, je reçois la visite d’une autre urgentiste, Alba, qui a pris le relai de Karim. « Il n’y aura pas d’opération, m’annonce-t-elle, il reste juste à organiser la sortie administrative ». Cela devrait prendre 2 heures selon Alba, ils vont prévoir l’ambulance. Me voilà soulagé.
Alba tient une feuille et un crayon à la main, et se lance dans un questionnaire administratif et médical détaillé. Je lui explique que j’ai déjà répondu à toutes ces questions la veille et qu’elle peut peut-être imprimer mon dossier patient. Alba insiste sur la nécessité de remplir à la main sa fiche administrative, ce qui prendra une dizaine de minutes. Nous sommes encore au XXème siècle dans la gestion des données ici. Je me rends compte alors que la transmission entre les deux médecins a été très succincte.
L’absence de numérisation des dossiers patients et des transmissions entre médecins est une réalité qui me stupéfait. Cela génère une perte de temps gigantesque pour les médecins et une impossibilité pour les patients d’avoir accès à leur dossier en temps réel. L’entretien avec Alba se termine, je demande à voir un chirurgien orthopédiste pour mieux comprendre mes fractures et la suite à venir, et pour connaître une heure même approximative de sortie. Alba répond qu’elle va se renseigner. La suite ne montrera qu’aucune de ces trois requêtes ne sera satisfaite.
L’hôpital à domicile aux abonnés absents
A 12h, un repas est servi. Je prends conscience qu’il va falloir organiser à mon domicile les 6 semaines de convalescence, durant lesquelles je vais devoir rester alité. Ma femme, Elena, présente à mes côtés depuis le matin, va alors prendre en main cette gestion post-hôpital (lit médicalisé, kiné, infirmier, aide-soignante).
Vers 14h30, une nouvelle personne, Nathalie, se présente : « Je suis l’assistante sociale travaillant à l’hôpital pour organiser votre sortie ». Elle arrive avec une énorme liasse de papiers, reliée par une grosse spirale. Elle repasse en revue le questionnaire administratif et médical, pour une troisième fois rempli sur une fiche papier, avant d’aborder les questions de gestion de l’après hôpital.
Nathalie nous explique qu’il n’y a pas de solution d’hospitalisation à domicile (HAD) partenaire de l’hôpital. « Le mieux est d’en contacter une proche de votre habitation », nous conseille-t-elle. « Pouvez-vous nous en recommander une ? ». La réponse est négative. En revanche, elle nous parle d’une organisation de l’assurance maladie, le PRADO, qui est dédiée au retour à domicile. « Mais il faut au minimum 8 jours pour la mise en place du programme ».
Il ne manquait plus que les ambulanciers
A 17h00, 6 heures après la décision de me laisser sortir, deux ambulanciers arrivent pour me ramener chez moi. Je n’aurais vu ni médecin orthopédiste ni mes radios comme demandé. Je n’aurais eu aucun échange avec personne sur le protocole thérapeutique (antalgique, anticoagulant) à suivre. Les infirmiers présents me rassurent en disant que toutes les prescriptions sont bien dans le dossier de sortie.
L’un des ambulanciers est surnommé Steve, un grand type costaud, en mode dilettante ; l’autre s’appelle Éric, un petit nerveux. Éric s’approche de moi, et me demande si je peux me mettre seul sur leur brancard d’ambulance. Je ne comprends pas très bien sur le coup. Éric s’énerve un peu : « Monsieur, nous n’avons pas que ça à faire ».
Je comprends alors qu’il pense que la raison de mon hospitalisation est ma blessure au genou, qui a triplé de volume. Manifestement, les ambulanciers ne sont pas informés de la nature de la blessure des patients à transporter.
Au prix de douleurs insupportables, pendant le trajet, brutal, puis lors du transfert sur une chaise métallique très étroite, leur seul équipement disponible pour me mettre dans l’ascenseur et me porter jusqu’à mon appartement situé au 6e étage, me voilà enfin installé dans mon nouveau lit, médicalisé, commandé en urgence dans une pharmacie voisine. Ma convalescence va pouvoir commencer, il est vendredi soir 18h.
Home, sweet home
Le lendemain, une aide-soignante viens m’aider à me laver. Un infirmier libéral vient faire la piqure quotidienne d’anticoagulant prescrit par l’hôpital. La mise en place d’une séance régulière de kinésithérapie prendra quelques jours. Elena, mon épouse, est contactée le mercredi par le réseau Prado pour la venue d’une aide-soignante (20h par mois). Le premier rendez-vous est pour le vendredi. Ça s’arrange.
Un miracle n’arrivant jamais seul
Jeudi matin, sixième jour à mon domicile, je me réveille avec les pieds gonflés. Inquiet et sensibilisé par l’aide-soignante et Elena, je demande à avoir une prise de sang en urgence pour un examen complet des indicateurs de thrombose. Je suis appelé à 15h par le laboratoire, les nouvelles sont mauvaises, tout indique que j’ai fait un accident thrombotique. Je suis emmené en urgence pour passer un angioscanner. Le résultat est sans appel : un gros caillot sanguin dans chaque artère pulmonaire, embolie pulmonaire bilatérale. Heureusement sans troubles cardiaques ni respiratoires.
Je vais passer 3 jours en soins continus pour recevoir un traitement d’attaque anti-thrombotique, tout en ayant un contrôle continu du taux d’hémoglobine qui est descendu à 8 g/dl au lieu des 14 normalement. Pendant ce séjour, je comprends qu’une sortie aussi précoce de l’hôpital, sans surveillance médicale et biologique, était inadaptée à ma condition.
De retour à mon domicile, le lundi d’après, je me sens une deuxième fois miraculé.
La multiplication des pertes de chance
Combien de décès ou souffrances évitables sont- ils la conséquence des heures d’attente sur un brancard sans assistance, à l’hôpital mais aussi plus tard au domicile ?
Combien de décès ou souffrances évitables sont-ils la conséquence d’un protocole thérapeutique post-hôpital réalisé à la va-vite, sans consultation du patient ni échange avec lui, sans aucune recommandation de suivi régulier de l’état de santé du patient ?
Combien de décès ou souffrance évitables sont-ils la conséquence de l’ignorance de deux mondes, le secteur hospitalier et le secteur ambulatoire de ville, dont la qualité de la relation, quoi qu’on en dise, est telle que le patient est livré à lui-même à la sortie. Ce qui est déjà compliqué pour ceux qui sont bien entourés et de bonne composition naturelle, devient mission impossible pour les personnes seules et fragiles !
« Les hommes doivent souffrir leur départ comme leur venue ici-bas : le tout est d’être prêt » (William Shakespeare).
Par Frédéric Bizard